Edward Bernays Machiavel de la propagande

Rousseau disait de Machiavel « qu’en feignant de donner des lois aux rois, il en a donné aux peuples ». Peut-on en dire autant de l’Américain Edward Bernays (1891-1995), ce double neveu de Sigmund Freud que Normand Baillargeon présente comme « l’un des principaux créateurs [...] de l’industrie des relations publiques » ? La question, à tout le moins, se pose à la lecture de son ouvrage de 1928 franchement intitulé Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie.

Dans cet ouvrage « de propagande en faveur de la propagande », selon la formule de Baillargeon, Bernays définit cette dernière comme « un effort cohérent et de longue haleine pour susciter ou infléchir des événements dans l’objectif d’influencer les rapports du grand public avec une entreprise, une idée ou un groupe ». Selon lui, cette technique est, par essence, amorale. Aussi, pour déterminer si son usage est un bien ou un mal, « il faut d’abord se prononcer, et sur le mérite de la cause qu’elle sert, et sur la justesse de l’information publiée ». Quand il apprendra, par exemple, que Goebbels se servait d’un de ses ouvrages pour orchestrer sa propagande contre les juifs, Bernays en sera scandalisé. Pour lui, la propagande est une réalité incontournable du monde moderne, mais elle doit être mise au service de l’intérêt commun.

Baillargeon rejette cette candeur. Il rappelle que les causes de la naissance de l’industrie de la propagande entachent déjà sa nature. Il s’agissait, précise-t-il, au début du XXe siècle, de sauver la réputation des trusts, affectée par des fraudes financières et des scandales politiques, et de justifier l’entrée en guerre des États-Unis en 1917. Dès leur apparition, donc, les relations publiques s’avèrent plus en phase avec la manipulation des masses au profit d’une élite qu’avec le souci de l’intérêt commun.

Après le premier conflit mondial, ajoute Baillargeon, naîtra « l’idée d’offrir la nouvelle expertise d’ingénierie sociale développée en temps de guerre aux clients susceptibles de se la payer en temps de paix — et donc d’abord aux entreprises, puis aux pouvoirs publics ». Cette expertise repose sur des savoirs empruntés surtout aux sciences sociales et se justifie, selon ses partisans, par une conception de la démocratie ouvertement paternaliste.

Impulsion, habitude, émotion

Bernays adhère à l’idée que la mentalité collective n’est pas guidée par la pensée mais « par l’impulsion, l’habitude ou l’émotion ». Selon lui, « la vapeur qui fait tourner la machine sociale, ce sont les désirs humains » et, pour cette raison, « ce n’est qu’en s’attachant à les sonder que le propagandiste parviendra à contrôler ce vaste mécanisme aux pièces mal emboîtées que forme la société moderne ».

Bernays multiplie les professions de foi démocratique, mais sa conception de la démocratie s’apparente plutôt, en fait, à du despotisme éclairé. Ainsi, avec une rare impudeur, il affirme que, le monde moderne étant complexe et traversé par une foule d’influences et d’intérêts divers, la démocratie a besoin d’un « gouvernement invisible », composé « d’une minorité d’individus intelligents », dont le mandat est « de passer les informations au crible pour mettre en lumière le problème principal, afin de ramener le choix à des proportions réalistes ». Ces « chefs invisibles » doivent donc, grâce à la propagande, « organiser le chaos » pour éviter « que la confusion ne s’installe ».

La démocratie à la Bernays, on le voit, a de forts relents de Big Brother. Ce qui, au fond, la distingue de la dictature, c’est son souci d’imposer des comportements non par la force et la répression, mais par la fabrication du consentement. Bernays, qui ne s’en cache pas, l’écrit noir sur blanc. Nous pourrions, suggère-t-il, procéder par la nomination d’un comité de sages qui nous dicterait nos comportements, mais mieux vaut « la concurrence ouverte ». Appréciez la définition de son idéal démocratique : « Il n’en est pas moins évident que les minorités intelligentes doivent, en permanence et systématiquement, nous soumettre à leur propagande. Le prosélytisme actif de ces minorités qui conjuguent l’intérêt égoïste avec l’intérêt public est le ressort du progrès et du développement des États-Unis. Seule l’énergie déployée par quelques brillants cerveaux peut amener la population tout entière à prendre connaissance des idées nouvelles et à les appliquer. »

Ne pas être dupe

On peut, bien sûr, on doit, même, se scandaliser d’un tel programme. C’est d’ailleurs ce que fait Normand Baillargeon dans sa solide présentation de cet ouvrage en rappelant que les propositions de Bernays contredisent l’idéal démocratique moderne. À l’éthique de la discussion rationnelle, elles opposent « une persuasion a-rationnelle » ; à la vertu de l’honnêteté et au droit à l’information, elles opposent la manipulation et « l’occultation de données pertinentes » ; à la participation du plus grand nombre et à l’intérêt vraiment commun, elles opposent le privilège de la « minorité intelligente » de définir l’intérêt commun en fonction des siens. Bernays a beau multiplier les appels en faveur de l’honnêteté et contre l’usage d’arguments fallacieux dans la propagande, on découvre toutefois rapidement qu’il souffle le chaud et le froid quand on lit, sous sa plume, qu’il importe de faire éprouver à l’opinion « l’impression voulue, le plus souvent à son insu », et que notre démocratie « doit être pilotée par la minorité intelligente qui sait enrégimenter les masses pour mieux les guider ». Comme disait l’autre, ils veulent notre bien et ils vont l’avoir.

Edward Bernays  Machiavel de la propagande


On peut, donc, se scandaliser, mais il faut néanmoins reconnaître que, quoi qu’en dise la propagande, justement, c’est souvent ainsi que nos démocraties fonctionnent. Bernays, sur un point, a raison : la propagande est là pour de bon. Il s’agit de n’en être pas dupe et, pour cela, de développer inlassablement deux outils dignes de l’idéal démocratique non détourné : une école gratuite qui enseigne de solides rudiments d’esprit critique et un journalisme indépendant de qualité. Cela a l’air peu, mais ce peut être beaucoup.